Corte Suprema Paesi Bassi
Sky-ECC Encrochat

Cour suprême des Pays-Bas : utilisation à l’étranger des données Sky-ECC et Encrochat

Les nombreuses enquêtes internationales menées par la police française sur Encrochat et Sky-ECC ont mis en évidence à plusieurs reprises le thème de l’utilisation d’instruments d’investigation étrangers dans des procédures nationales. D’une part, la fiabilité des résultats des enquêtes et le contrôle de celles-ci par les défenseurs et les juges, d’autre part, la légalité et la compatibilité de l’instrument d’enquête avec le bon procès.

La question a été renvoyée devant les autorités judiciaires néerlandaises et a été examinée par la Cour suprême des Pays-Bas (Hoge Raad) sous la forme de questions préjudicielles, décidées par l’arrêt no 913 du 13.06.2023 [1].

L’espèce

Dans les affaires en cause, les preuves produites par les procureurs néerlandais sont principalement basées sur les communications (de)cryptées échangées par les accusés sur des téléphones fournis par les services Encrochat et Sky-ECC. Étant donné que les deux services utilisaient des serveurs en France [2], les autorités de ce pays ont entrepris des activités d’interception des communications en temps réel des utilisateurs (dizaines de milliers de personnes), dans le cadre d’une enquête conjointe (par la création de joint Investigation teams, JIT [3]) impliquant également les forces de police des Pays-Bas.

À l’issue de l’enquête, les communications interceptées ont été partagées avec d’autres autorités étrangères qui avaient participé directement ou qui (comme l’Allemagne) ne se sont intéressées qu’ultérieurement au développement des enquêtes.

Comme cela a déjà été le cas en Italie ou en Allemagne, les défenseurs des interceptés impliqués dans des procédures pénales aux Pays-Bas ont soulevé la question de la vérification de la “légalité” des activités menées en France et de leur fiabilité. En effet, les modalités techniques selon lesquelles les données ont été obtenues par les autorités françaises sont liées par le secret d’État et, par conséquent, n’ont pas été et ne peuvent être partagées avec les autres pays coopérants, et encore moins connus par les défenses.

Cette contrainte a, encore une fois, posé un obstacle extrêmement important à la plénitude du droit de la défense et, en particulier, à l’exercice du contradictoire sur les modalités de formation de l’épreuve. La méthode d’acquisition des données – non reconnaissable pour les accusés – devient ainsi impossible à contester pour les parties et est soustraite même à la vérification de légalité par le Juge.

De ce point de vue, tant aux Pays-Bas que dans d’autres pays, la position du ministère public repose sur l’application du principe de confiance mutuelle entre États dans le cadre des enquêtes menées par les équipes conjointes d’enquête, qui rendrait superflu tout approfondissement de la méthode et du mérite.

Les questions préjudicielles

Compte tenu de cette complexité, la Cour de grande instance des Pays-Bas septentrionaux et la Cour de grande instance d’Overjssel ont posé une question préjudicielle à la Hoge Raad, afin de déterminer si les données extraites par la police française selon une méthode inconnue peuvent être utilisées comme preuves dans les procédures néerlandaises sur la base du principe de confiance interétatique.

La procédure suivie pour parvenir à la décision de la Cour est la demande préjudicielle prévue par l’art. 553 paragraphe 1 du code de procédure pénale néerlandais, selon lequel une question de droit peut être soumise au Hoge Raad chaque fois que la résolution est dans le même temps, nécessaire pour statuer sur le fond de la procédure et faisant l’objet d’un intérêt ne relevant pas du cas concret et, partant, pertinent pour plusieurs affaires pénales. Il doit donc s’agir d’une question d’intérêt transversal, susceptible de concerner également des affaires d’autres tribunaux que celui en cause devant le renvoi.

La question la plus importante abordée par les juges suprêmes concerne la possibilité d’utiliser les résultats d’enquêtes menées dans d’autres États dans des procédures nationales néerlandaises par un JIT auquel les Pays-Bas ont participé, sur la base du principe de confiance interétatique susmentionné; si, par conséquent, la reconnaissance par le droit néerlandais de l’étranger permet de considérer que les procédures d’enquête prévues et suivies par ce dernier sont une garantie d’un résultat fiable et compatible avec le “procès équitable”.

La (manque de)pertinence des directives 2002/58/CE et 2016/680 (UE)

Une autre question posée à la Cour suprême concerne l’applicabilité à de telles enquêtes des dispositions des directives 2002/58/CE (relatives au traitement des données à caractère personnel et à la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques) [4] et 2016/680 (UE) (relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les autorités compétentes à des fins de prévention, d’enquête, de détection et de poursuite d’infractions pénales ou d’exécution de sanctions pénales et de libre circulation de ces données) [5].

L’arrêt répond négativement à cette question. En effet, la directive 2002/58/CE impose des obligations de conservation des données relatives aux communications électroniques (par ex. données relatives au trafic ou à la localisation) afin de pouvoir les mettre à la disposition des autorités nationales.

Toutefois, en citant la Cour de justice de l’Union européenne, la Cour néerlandaise a précisé que si les États membres utilisent des mesures qui violent la confidentialité des communications électroniques, sans recourir aux obligations de traitement imposées aux sociétés prestataires de services, la directive n’est pas applicable. Par ailleurs, la nature même du service offert par Sky-ECC ou par Encrochat impliquait qu’aucune donnée personnelle des utilisateurs ne soit traitée, lesquels ne devaient jamais révéler aucune donnée personnelle pour pouvoir utiliser les plateformes.

Lorsque, par contre, une pertinence potentielle est reconnue à l’encadrement de la directive 2016/680 (UE), la Cour a répondu à la question de son applicabilité en la jugeant sans pertinence pour la seule résolution des questions préjudicielles soumises à son appréciation.

Les limites posées par les juges d’instruction néerlandais

Toutefois, en matière de protection des personnes concernées, il est utile de mentionner les précautions prises dans certains des cas nationaux mentionnés par l’arrêt. Dans le cadre d’une opération de chat Sky-ECC menée par les autorités néerlandaises sur des utilisateurs néerlandais, lorsque les juges d’instruction (l’équivalent du GIP italien) ont dû autoriser des activités d’interception, ont estimé limiter strictement l’utilisation des données extraites selon un test de proportionnalité visant à protéger la vie privée des personnes concernées et à éviter les “expéditions de pêche” [sic].

En particulier, les informations recueillies et décryptées ne pourraient faire l’objet d’une enquête qu’en utilisant des requêtes préalablement soumises au juge, notamment : des informations sur les utilisateurs provenant des enquêtes en cours sur des organisations criminelles; des mots-clés ou des images qui, en soi, sont révélateurs d’activités criminelles graves dans un contexte organisé.
En outre, l’enquête par requête doit être réalisée de manière à pouvoir être répétée et vérifiable pour le juge et pour la défense en obtenant les mêmes ensembles de données de recherche, permettant de voir quelles données ont été utilisées et mises à disposition pour le déroulement de l’enquête. Par la suite, les résultats de l’activité doivent être soumis au juge d’instruction pour vérification du contenu et de la portée ainsi que de l’existence effective d’indices d’infraction.

Une protection particulière est accordée aux communications privilégiées, par exemple avec les défenseurs, qui doivent être activement filtrées autant que possible.

De plus, le juge d’instruction doit avoir accès aux décisions judiciaires étrangères (en l’occurrence françaises) sous-jacentes à la collecte des données.

Enfin, les informations recueillies ne peuvent être mises à la disposition du Parquet ou de la police judiciaire pour enquête ultérieure qu’avec l’autorisation du juge d’instruction et uniquement pour des infractions particulièrement graves ou des délits commis à des fins de terrorisme.

La décision

L’arrêt de la Cour, selon un parcours argumentaire clair, mais mortifiant à l’égard des droits de l’accusé, a suivi un critère de faveur particulière à l’égard du principe de confiance interétatique.

En effet, l’arrêt limite fortement la possibilité d’un examen du juge national à l’égard des activités d’enquête menées à l’étranger – sous la responsabilité d’une autorité judiciaire étrangère – dont les résultats ont été intégrés dans une procédure nationale.

En particulier, la juridiction du fond ne peut procéder à une évaluation de la conformité des enquêtes avec la législation nationale étrangère de référence pour ce type d’activités, car un tel examen constituerait une violation de la souveraineté du pays tiers. Par ailleurs, si le déroulement concret d’une enquête a eu lieu en violation des droits garantis par la CEDH, le suspect serait protégé par la possibilité d’introduire un recours ex art. 13 CEDH [6] dans le pays où les enquêtes ont été menées.

En effet, la Cour estime que les décisions des autorités judiciaires étrangères sur lesquelles sont fondées les enquêtes doivent être respectées et qu’il y a présomption d’exercice légitime des activités concernées. La seule exception à ce principe réside dans le fait qu’une décision irrévocable est intervenue dans le même État entre-temps et qu’elle a établi l’existence de modalités d’enquête non conformes à la législation applicable. Ce n’est que dans ce cas que la juridiction néerlandaise pourra apprécier s’il y a des répercussions sur l’applicabilité des résultats de la procédure nationale, compte tenu de la gravité de la violation et du préjudice concret aux droits du suspect.

Apparemment, la motivation de la Cour se préoccupe des droits du suspect et renvoie à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg pour rappeler que la CEDH n’exclut pas l’utilisation des résultats d’enquêtes étrangères dans une procédure pénale, pour autant qu’il n’entre pas en conflit avec le droit à un procès équitable. [7] et que le juge du fond en garantisse “l’exactitude globale”.

Toutefois, l’attention que le juge décideur devrait porter à la légalité de l’enquête apparaît purement formelle et abstraite, une appréciation de pure légitimité qui n’enquête pas concrètement sur la fiabilité des résultats produits, à moins qu’il n’y ait “indices concrets contraires”, également mis en évidence par la défense.

Ainsi, du seul fait qu’elles proviennent de pays participant à la coopération judiciaire européenne, les activités d’enquête apparemment et formellement compatibles avec le droit interne ne mériteraient aucun approfondissement; une présomption peut-être hasardeuse en pratique, considérant les géométries variables tant des garanties à l’égard des droits des accusés que de l’indépendance du pouvoir judiciaire dans les États de l’Union européenne elle-même.

Bien entendu, en cas de doute sur la fiabilité des résultats des enquêtes, il est possible pour le Juge d’effectuer une vérification sur les garanties observées concrètement – par exemple, dans le cas de l’extraction de données informatiques, en ce qui concerne la fiabilité, la traçabilité et l’intégrité.

Toutefois, on peut se demander comment une défense peut détecter des indices concrets de manque de fiabilité sur la manière dont les enquêtes sont menées, auxquelles elle n’a pas accès en raison de règles et de mesures (pourtant légitimes) de l’État étranger – comme dans le cas de l’apposition du secret d’État français sur les modalités d’extraction des données cryptées.

À cet égard, la motivation de la Cour ne convainc pas lorsque, en affirmant la nature fondamentale du procès équitable et l’égalité des armes entre accusation et défense dans le contradictoire (tant sur le fond que sur des aspects concernant la procédure)soutient en même temps que le droit à la connaissance des preuves n’est pas un droit absolu, mais qu’il doit être mis en balance avec les éventuels intérêts concurrents, tels que la sécurité nationale; la protection des témoins exposés au risque de représailles ou le secret des méthodes d’enquête de la police judiciaire.

En effet, selon la Cour, pour apprécier si la défense peut faire entrer dans le procès certains actes et en avoir connaissance, les éléments suivants doivent être appréciés : si l’accusation a mis à disposition tous les fichiers informatiques rassemblés dans la procédure, dans quelle mesure ces actes peuvent avoir de l’importance dans la procédure spécifique et la licéité (évaluée comme ci-dessus) de la procédure d’enquête dans le cadre de l’appréciation accordée à la juridiction néerlandaise. Au-delà de la question de l’importance, Il est clair que la simple disponibilité des données recueillies par le parquet néerlandais ne suffit pas pour contrôler les méthodes d’obtention de ces données et la limitation de l’appréciation de la juridiction nationale empêche toute vérification ultérieure effective. En effet, la décision précise que toute demande d’acquisition de documents ou d’approfondissement sur laquelle un tribunal néerlandais ne peut statuer ne peut être rejetée.

À la lumière des arguments de l’arrêt en commentaire, dont on verra les répercussions sur les décisions prises par les juges au fond, apparaît préoccupante la manière dont des principes de droit de rang constitutionnel, cristallisés également dans la Convention EDH, sont utilisés comme prémisses abstraites puis privés de sens lors de leur application concrète. Bien qu’une autre jurisprudence nationale (italienne, par exemple) se soit révélée plus prudente dans le passé, ce qui devrait susciter de sérieuses inquiétudes, c’est que plusieurs cours de légitimité domestiques puissent se laisser induire en tentation par rapport à la nécessité de sauver d’importantes opérations internationales de police, en sacrifiant systématiquement sur l’autel d’un intérêt national présumé supérieur les droits fondamentaux des accusés, en vidant le procès juste et en subordonnant le système procédural non à l’État de droit mais à la raison d’État.

 

Prof. Avv. Roberto De Vita
Avv. Marco Della Bruna

 

Références

[1] https://uitspraken.rechtspraak.nl/#!/details?id=ECLI:NL:HR:2023:913

[2] Sur les serveurs de la société OVH à Roubaix.

[3] La Joint Investigation Team est une équipe commune d’enquête régie par l’art. 13 de la Convention sur l’entraide judiciaire entre les États membres de l’Union européenne du 12.07.2000, qui peut être instituée pour une période limitée et dans un but déterminé pour mener des enquêtes à l’intérieur d’un des pays qui décident de la constituer, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/IT/TXT/HTML/?uri=CELEX:42000A0712(01)

[4] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/IT/TXT/?uri=CELEX:32002L0058

[5] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/IT/TXT/PDF/?uri=CELEX:32016L0680&from=RO

[6] https://www.echr.coe.int/documents/d/echr/convention_ita

[7] Ibidem.

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